Qui a besoin de qui, du point de vue de l’administration ?
En raison de ses coûts de plus en plus élevés, les systèmes sanitaires issus du modèle biomédical de la médecine sont soumis à un besoin croissant de réformes, qui se trouvent être l’apanage du système politico-administratif. Et, en cas de carence du pouvoir politique, il s’en suit que très souvent le rôle moteur de la réforme est joué par l’appareil administratif, par les services de santé publique. Le problème ici, c’est que le fonctionnaire est à l’administré ce que le médecin est au malade, c’est-à-dire un spécialiste qui fait croire aux gens qu’ils iront mieux parce que quelqu’un sait mieux qu’eux. Pour l’administration, chaque réforme représente notoirement une nouvelle opportunité d’étendre son influence, sa taille et son contrôle sur les activités.
Manifestement, l’expansion du système biomédical nécessite la fabrication de nouveaux besoins qui se traduisent pour le citoyen eu autant de déficiences et en dépendance ; or les réformes de ce système par l’appareil administratif aboutissent exactement au même effet. L’idéologie qui prévaut est la même pour les deux systèmes : le patient / administré est le problème de base, la résolution de son problème passe par la fourniture de services professionnels, et le contrôle de ces services est assuré grâce à l’aide apportée au patient / administré. La capacité magique à masquer le besoin de pouvoir et de contrôle derrière l’aide apportée est donc propre à la médecine, comme à l’administration. Deux systèmes, même combat. Une solution serait naturellement de redonner au politique sa place et le rôle qui lui incombent. Mais les hommes politiques sont aussi des patients, et ils ne font que passer, alors que l’administration demeure…
Ce qui précède nous oblige donc à étudier de près le fonctionnement des services professionnels de l’administration, et les effets des mesures qu’ils appliquent. Il y a plusieurs raisons qui expliquent historiquement le développement de ces services professionnels : un poste dans l’administration est considéré comme prestigieux, moins pénible et mieux rémunéré, alors qu’il ne requiert pas d’éducation plus poussée. Dans l’administration, comme ailleurs, le taylorisme est en effet passé qui a abouti à une fragmentation et une spécialisation des tâches à la portée finalement de chacun. D’un autre côté, les fonctionnaires, du fait de leur statut, sont moins remis en cause par le changement et la complexification, si bien qu’il apparaît que le besoin de formation continue soit moins une nécessité pour eux que dans bien d’autres secteurs : l’ancienneté compte davantage que les compétences (d’ailleurs, encore aujourd’hui, leurs salaires sont essentiellement basés sur le nombre d’années de service). Leur activité, n’étant pas liée à un lieu particulier, permet une grande flexibilité ; les besoins semblent illimités du fait que si le service est une expression du soin et de l’attention que l’on porte à autrui, il est effectivement clair que l’on ne peut jamais en faire trop. « En faire trop » possède davantage une connotation quantitative que qualitative ; pour s’en convaincre, il suffit de voir combien peu nombreux sont les services administratifs qui jugé utile de mettre en place un système qualité.
Toutefois, le déficit des finances publiques limite de fait le développement de ces services professionnels, dont la réponse est alors de découvrir de nouveaux besoins sous le forme de nouvelles déficiences chez les administrés. Et un bon administré est un administré dépendant. Le problème, ce n’est ni la pauvreté, ni la maladie, mais un ensemble de services qui tirent avantage de la dépendance des pauvres et des malades à leur égard. En contrepartie, le pauvre ou le malade aura droit au statut de ressource nationale.
Corollaire de ce qui précède, nous pouvons observer comment un service de la santé publique – qui est situé au carrefour des systèmes administratif et sanitaire – se caractérise par son inefficacité, son arrogance et par l’iatrogénie des dispositions prises. Son inefficacité provient des mesures inappropriées, dépourvues de valeur ajoutée et coûteuses pour le système. Son arrogance tient au fait qu’il estime implicitement inutile de mesurer l’effet et la portée des mesures apportées à pallier les déficiences du public : un fonctionnaire n’a pas de compte à rendre à un administré déficient. Le caractère iatrogénique est constitué des conséquences contreproductives pour le système et les citoyens, des effets secondaires toxiques – comme en médecine… – des décisions prises. La seule explication possible est que l’inefficacité, l’arrogance et l’iatrogénie sont les marques de fabrique du fonctionnement de services professionnels dont l’objectif ultime serait de justifier leurs postes. Le propos n’est naturellement pas de dire que chaque fonctionnaire cherche uniquement à justifier son poste et son salaire, mais de mettre en évidence le fonctionnement du système administratif. Il y a un écart significatif entre les intentions de la personne et les finalités du système. Lorsque des solutions appliquées par l’administration se révèlent inefficaces et nuisibles, et qu’aucune évaluation n’est faite de leurs effets, à quoi donc servent ces solutions ? Comme en médecine, le bénéfice secondaire (expression qui désigne les avantages, dans une perspective systémique, que peut présenter une maladie) réside dans le fait qu’un processus s’est mis en place qui permet aux fonctionnaires de se présenter en experts des situations à appliquer. Il suffirait d’exiger de leur part la fourniture de l’utilité et du bien-fondé des dispositions prises pour que soit démasquée cette supercherie. Seulement, cela ne se fait pas ! Ce sont les citoyens qui portent le fardeau de la preuve, qui doivent démontrer que les mesures prises sont nuisibles, et il n’est pas exigé de l’administration qu’elle présente les preuves de la pertinence de ses activités.
L’administration se remet d’autant moins en question qu’est soutenue dans son activité par le pouvoir politique, autorité suprême, qui, elle aussi, est trop rarement redevable des dispositions qu’elle arrête. Si les politiciens pouvaient être poursuivis pour leur gestion inefficace et dispendieuse des affaires publiques – et pas seulement pour leurs maladroites malversations – les problèmes seraient certainement abordés très différemment. En conclusion, les services administratifs obéissent à la même logique que les services de soins : ils considèrent qu’il leur appartient de déterminer les besoins et d’imposer les solutions qui leur paraissent les plus appropriées à palier les déficiences et les carences des citoyens. Et, au passage, les services de santé publique n’oublient jamais de renforcer leur contrôle sur le fonctionnement du système, de manière à continuer de donner l’impression qu’ils sont indispensables. La réticence des services de santé publique à mettre en place les systèmes qualité qu’ils exigent des institutions de soins (et dont ils assument tant bien que mal le contrôle) est symptomatique : un système d’amélioration continue les obligerait à mesurer le taux de satisfaction de leurs clients.
La question « Qui a besoin de qui ? » est un élément central de la réorganisation administrative. On le constate aisément, cette question ne se pose pas, au sens littéral du terme, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire de se la poser, puisque la réponse est implicite. D’ailleurs, n’est-il pas symptomatique que le service de la santé publique soit la seule structure du système sanitaire à ne subir aucune réorganisation de son fonctionnement ?!
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